+1 514 566 2956 info@destiil.com

DANS LA PRESSE

DANS LA PRESSE

09 octobre 2021

Un projet de loi sur la langue aggrave le choc des cultures au Québec

Dan Bilefsky

DAN BILEFSKY EST CORRESPONDANT AU CANADA POUR LE NEW YORK TIMES, BASÉ À MONTRÉAL. IL EST REVENU AU CANADA EN 2017 APRÈS 28 ANS PASSÉS À L'ÉTRANGER, OÙ IL A TRAVAILLÉ, ENTRE AUTRES, À PARIS, BRUXELLES, NEW YORK, ISTANBUL, LONDRES ET PRAGUE.

Le gouvernement qualifie la nouvelle mesure de nécessaire à la survie du français, tandis que ses détracteurs affirment qu'elle stigmatise le bilinguisme et est mauvaise pour les affaires.

La signalisation et l'art de la rue bilingues sont monnaie courante à Montréal, notamment dans le quartier bohème du Plateau-Mont-Royal.Crédit...Nasuna Stuart-Ulin pour le New York Times

MONTRÉAL - Depuis qu'Aude Le Dubé a ouvert une librairie exclusivement anglophone à Montréal l'année dernière, elle a reçu plusieurs invités indésirables chaque mois : Des francophones furieux, parfois drapés de drapeaux du Québec, qui entrent en trombe et lui reprochent de ne pas vendre de livres en français.

"On croirait que j'ai ouvert un sex-shop au Vatican", s'est dit Mme Le Dubé, romancière bretonne et fervente admiratrice de F. Scott Fitzgerald.

Aujourd'hui, cependant, Mme Le Dubé craint que la résistance contre des entreprises comme sa librairie De Stiil ne s'intensifie. Un nouveau projet de loi sur la langue que le gouvernement du Québec a proposé renforcerait le statut du français comme langue principale au Québec, ce qui pourrait nuire aux entreprises qui dépendent de l'anglais.

AUDE LE DUBÉ DANS SA LIBRAIRIE ANGLOPHONE, DE STIIL, AU PLATEAU-MONT-ROYAL AU QUÉBEC. "LA LANGUE DEVRAIT ÊTRE UN PONT VERS D'AUTRES CULTURES", A-T-ELLE DÉCLARÉ.CRÉDIT...NASUNA STUART-ULIN POUR LE NEW YORK TIMES

En vertu de la législation, qui s'appuie sur une loi linguistique vieille de quarante ans et qui devrait être adoptée dans les mois à venir, les petites et moyennes entreprises seraient soumises à des réglementations plus rigoureuses pour s'assurer qu'elles fonctionnent en français, notamment en exigeant des entreprises qu'elles justifient la nécessité d'embaucher des employés maîtrisant une autre langue que le français. Les inspecteurs linguistiques du gouvernement auraient des pouvoirs élargis pour faire des descentes dans les bureaux et fouiller les ordinateurs et iPhones privés. Et le nombre de Québécois francophones pouvant fréquenter des collèges anglophones serait sévèrement limité.

La langue est inextricablement liée à l'identité au Québec, ancienne colonie française tombée aux mains de la Grande-Bretagne en 1763. Aujourd'hui, les Québécois francophones sont une minorité en Amérique du Nord, où leur langue est confrontée à un défi quotidien dans les médias sociaux et la culture populaire mondiale dominés par l'anglais.

Au Québec, le français est déjà la langue officielle du gouvernement, du commerce et des tribunaux. Sur les publicités commerciales et les panneaux publics, le français doit être prédominant. Et les enfants de familles immigrées doivent fréquenter les écoles françaises.

Le nouveau projet de loi suscite une réaction négative de la part de la minorité anglophone de la province et d'autres personnes, qui se plaignent qu'il vise à créer un Québec monoculturel dans un Canada multiculturel et qu'il bafoue les droits de l'homme.

Le débat sur la langue est particulièrement vif à Montréal, une ville cosmopolite et dynamique qui compte une importante minorité anglophone. L'inquiétude quant à la fragilité du français au Québec est telle qu'il y a quelques années, le gouvernement provincial a adopté une résolution non contraignante demandant aux vendeurs de remplacer "bonjour hi" - une salutation courante dans la ville bilingue et touristique de Montréal - par "bonjour".

LES MARQUES INTERNATIONALES OPÉRANT AU QUÉBEC SE SONT ADAPTÉES AUX LOIS GARANTISSANT QUE L'AFFICHAGE PUBLIC EST EN FRANÇAIS. CRÉDIT...NASUNA STUART-ULIN POUR LE NEW YORK TIMES

Le premier ministre du Québec, François Legault, a fait valoir que la nouvelle loi est "nécessaire et urgente" pour éviter le déclin de la langue française dans une province à majorité francophone. "Il n'y a rien contre les Québécois anglophones", a-t-il déclaré.

D'autres partisans affirment que la loi est nécessaire dans un monde où l'attraction de l'anglais est si forte.

Mais les détracteurs du projet de loi affirment que la stigmatisation du bilinguisme sera préjudiciable au Québec. "La langue devrait être un pont vers d'autres cultures, mais ce projet de loi veut ériger des barrières", a déclaré Mme Le Dubé, dont la librairie se trouve dans le Plateau-Mont-Royal de Montréal, un quartier qui compte une importante communauté francophone, des œuvres d'art de rue et des cafés branchés.

Pour protéger le projet de loi contre d'éventuelles contestations judiciaires, le gouvernement a invoqué une faille constitutionnelle connue sous le nom de "clause nonobstant", qui donne aux gouvernements canadiens le pouvoir de violer certains droits constitutionnels, notamment la liberté de religion ou d'expression.

La quête du Québec pour préserver le français a des échos dans d'autres pays, notamment aux États-Unis, où plus de 20 États, face à la prolifération de l'espagnol, ont adopté des lois ces dernières années pour faire de l'anglais la langue officielle.

En France, l'Académie française, l'organe raréfié qui protège la langue française, a cherché à interdire certains mots anglais comme "hashtag", bien qu'elle ait ensuite fait marche arrière. L'agence de la langue du Québec, pour sa part, a permis à "grilled cheese" d'entrer dans le lexique mais préfère "courriel" à "email".

Ses partisans du projet de loi soutiennent que celui-ci est impératif parce que le bilinguisme a le vent en poupe dans les milieux de travail québécois. Ils s'appuient sur une étude réalisée en 2019 par l'agence chargée de la protection de la langue française, qui montre que la proportion de travailleurs utilisant exclusivement le français au travail est passée de 60 % à 56 % entre 2011 et 2016.



SHADY HAFEZ, 29 ANS, DÉFENSEUR DES AUTOCHTONES QUI A GRANDI AU QUÉBEC ET VIT MAINTENANT À OTTAWA, A AVERTI QUE LE PROJET DE LOI IGNORAIT IMPRUDEMMENT LES LANGUES ET LA CULTURE AUTOCHTONES DANS LA PROVINCE. CRÉDIT...NASUNA STUART-ULIN POUR LE NEW YORK TIMES
Alain Bélanger, démographe à l'Institut national de la recherche scientifique du Québec, un organisme de recherche de troisième cycle situé à Québec, a déclaré que l'avenir du français dans la province était menacé, en particulier chez les immigrants de deuxième et troisième générations, qui se tournent invariablement vers l'anglais.

"Cette loi est nécessaire pour aider à redresser ce déséquilibre", a-t-il dit.

Louise Beaudoin, qui, dans les années 1990, a été ministre de la langue du Parti québécois, un parti nationaliste, a déclaré lors de récentes audiences sur la législation que le projet de loi n'allait pas assez loin, et ne pouvait pas être modéré et raisonnable "étant donné l'état du français au Québec".

Les détracteurs du projet de loi ont déclaré que le bilinguisme devait être considéré comme un avantage - et non comme une menace - et ont accusé le gouvernement du Québec de chercher à supprimer l'anglais et les autres langues minoritaires.

Shady Hafez, défenseur des autochtones et étudiant en doctorat de sociologie à l'Université de Toronto, dont la communauté autochtone réside au Québec, a critiqué cette mesure, la qualifiant de "sourde". Selon lui, elle ne tient absolument pas compte des autres cultures marginalisées, notamment de l'importante population autochtone du Canada.

Pour le Québec, dire "nous avons besoin que vous parliez tous notre langue", c'est poursuivre le projet de construction d'un État à culture unique", a-t-il déclaré. Faisant référence aux efforts déployés historiquement au Canada pour éradiquer les langues indigènes comme son Algonquin natal, il a ajouté : "Nous devrions avoir pour priorité de préserver nos propres langues opprimées - pas le français."

Alex Winnicki, copropriétaire de Satay Brothers, un restaurant populaire de cuisine de rue asiatique, a déclaré que les règlements du projet de loi entraveraient les petites entreprises déjà touchées par la pandémie. Il aimerait idéalement installer un panneau "Satay Brothers" à l'extérieur de son restaurant, qui n'est actuellement pas signalé.


ALEX WINNICKI, PROPRIÉTAIRE DU POPULAIRE RESTAURANT SATAY BROTHERS À MONTRÉAL, A PRÉVENU QUE LA RÉGLEMENTATION RIGOUREUSE SUR LA NOUVELLE LANGUE NUIRAIT AUX PETITES ENTREPRISES COMME LA SIENNE, DÉJÀ ÉPROUVÉES PAR LA PANDÉMIE. CRÉDIT...NASUNA STUART-ULIN POUR LE NEW YORK TIMES
"Un nouveau panneau coûterait environ 10 000 $, et je ne veux pas que la police de la langue défonce ma porte", a déclaré M. Winnicki, fils d'immigrants de Singapour et de Pologne.

De plus, dans une ville multilingue comme Montréal - où les artistes hip-hop mélangent l'anglais et le français et où de nombreux résidents passent du français à l'anglais et à des langues maternelles comme le mandarin et l'arabe - il a déclaré que l'idée que le gouvernement puisse efficacement contrôler l'utilisation de la langue dans la vie quotidienne était "ridicule".

Le projet de loi exige que les entreprises justifient leur besoin d'embaucher des employés connaissant une langue autre que le français. Ses partisans craignent qu'une personne bilingue soit embauchée de préférence à une personne ne parlant que le français, ce qui désavantagerait les francophones.

Michel Leblanc, président de la Chambre de commerce de Montréal, a déclaré qu'il ne voulait pas d'une situation dans laquelle un restaurant n'aurait qu'un seul serveur bilingue, qui serait appelé chaque fois qu'un touriste américain se présenterait. Mais il a souligné que les protections linguistiques étaient nécessaires, étant donné que le français est parlé par une minorité au Canada.

Pourtant, certains, dont M. Leblanc, craignent les conséquences économiques du projet de loi. Lors d'un récent débat du comité législatif sur le projet de loi, il a souligné que l'anglais était la langue internationale des affaires et que le projet de loi pourrait miner l'économie du Québec. À la fin des années 1970, après l'adoption d'un précédent projet de loi linguistique historique, Montréal a connu un exode des anglophones et des entreprises vers Toronto.

Christopher Shannon, directeur du Lower Canada College, une école privée anglophone d'élite à Montréal, a prévenu que le projet de loi menaçait de faire baisser le nombre d'inscriptions et de faire de Montréal un endroit moins attrayant pour les talents de classe mondiale. En vertu du projet de loi, a-t-il dit, les ressortissants étrangers résidant temporairement au Québec ne peuvent pas envoyer leurs enfants dans une école privée anglophone comme la sienne pendant plus de trois ans.




PANNEAUX ÉCRITS À LA MAIN EN FRANÇAIS À L'EXTÉRIEUR D'UN MARCHÉ SAISONNIER À PLATEAU-MONT- ROYAL, UN QUARTIER MULTICULTUREL AVEC UNE GRANDE POPULATION FRANCOPHONE.CRÉDIT...NASUNA STUART-ULIN POUR LE NEW YORK TIMES
"Ce projet de loi menace de faire de Montréal un trou perdu", a-t-il dit.

Mme Le Dubé, la libraire anglaise, a déclaré que, étant originaire de Bretagne, où la langue bretonne avait rapidement décliné au 20e siècle sous la persécution de la France, elle ne comprenait que trop bien l'importance de préserver la langue d'une nation.

Mais, a-t-elle rapidement ajouté, "pourquoi des langues différentes ne peuvent-elles pas coexister ?".


22 avril 201

Brownstein : De Stiil est une librairie improbable et florissante sur le Plateau
La librairie De Stiil, sur le Plateau, vend des livres uniquement en anglais.

Aude Le Dubé, propriétaire de la librairie populaire du Plateau, De Stiil, en compagnie de Braedan Houtman, auteur débutant. La librairie vend uniquement des livres en anglais et appartient à une francophone de France. PHOTO DE DAVE SIDAWAY /Montreal Gazette

Les vitrines affichent des biographies de Joan Didion et de Philip Roth et des opus aussi alléchants que Three Martini Afternoons at the Ritz de Gail Crowther : The Rebellion of Sylvia Plath and Anne Sexton de Gail Crowther et Music : A Subversive History de Ted Gioia.

On pourrait donc facilement penser qu'il s'agit d'une librairie anglophone de l'ouest de l'île ou de Westmount. Non. Croiriez-vous le Plateau ? Et croiriez-vous aussi que le propriétaire est un franco, qui a écrit deux romans à succès en français ? Ouaip.

Bienvenue chez De Stiil qui, malgré son nom, n'est pas une distillerie hipster mais plutôt une librairie chaleureuse aux murs blancs sur la rue Duluth, ce qui semble défier la logique linguistique conventionnelle.

Avant la pandémie, l'endroit servait de point de vente pour les créations de mode féminine minimaliste d'Aude Le Dubé. Mais comme les commerces non essentiels ont été fermés pendant un certain temps, Aude Le Dubé a décidé de se tourner vers son premier amour, la littérature, il y a un an. Et avec six librairies franco dans le quartier, Le Dubé a décidé de se lancer dans le tout-anglo.

Cette décision a porté ses fruits. La clientèle du Dubé est un mélange d'anglophones, d'allophones et de francophones.

Néanmoins, beaucoup sont restés perplexes devant la présence soudaine d'une librairie anglophone sur le Plateau. Bien sûr, l'une des librairies les plus populaires de Paris est l'emblématique Shakespeare and Company, qui, dans sa première incarnation, était un lieu de rencontre pour des gens comme F. Scott Fitzgerald, Ernest Hemingway, James Joyce et Gertrude Stein. Mais le Plateau n'est pas encore le Paris cosmopolite, même si De Stiil a attiré un nombre intéressant d'écrivains, dont le poète britanno-colombien Braedan Houtman, qui a tellement aimé la boutique qu'il aide Le Dubé pendant son temps libre.

"Je ne sais pas vraiment à quoi je pensais en faisant cela ", dit M. Le Dubé en riant. "Je devais être fou, mais je n'ai pas regretté ma décision une minute. Tout s'est très bien passé. Les clients me remercient toujours. Je n'ai vraiment pas eu de critiques. Ma philosophie est que la langue n'est qu'un outil, pas une arme.

"Je me considère comme un agent libre, l'une des rares personnes à pouvoir s'en sortir. Si j'étais franco-québécois, on me verrait peut-être comme un traître. Si j'étais anglophone, on me verrait comme un envahisseur. Mais parce que je suis française, les gens pensent probablement qu'elle ne connaît pas mieux", dit-elle en riant de bon cœur.

Mme Le Dubé est née en Bretagne et a fait ses études à la Sorbonne, à Paris. Avant d'arriver à Montréal il y a dix ans, elle a vécu et travaillé en Suisse et au Kentucky.

"C'était une vie non conventionnelle", dit-elle en sourdine, avant de s'épancher : "Au fait, De Stiil ne veut rien dire. C'est juste que ça sonne bien".

Le Dubé a passé une décennie à produire sa propre ligne de vêtements sur la rue Chabanel avant de la vendre depuis ce lieu il y a trois ans.

" Cela a très bien marché aussi, mais la pandémie est arrivée. J'ai alors réalisé que ma grande passion dans la vie avait toujours été l'écriture, qu'il s'agisse d'écrire des livres, de créer des textes publicitaires ou de traduire", explique Mme Le Dubé, auteur de La Mer intérieure et des Passagers de la plage - qui, ironiquement, ne peuvent être vendus dans sa propre boutique.

"Les gens ont toujours apprécié les livres, et maintenant que les restaurants et les cafés sont fermés et que les gens sont coincés chez eux, la librairie est l'un des rares points de vente où les gens peuvent s'échapper, feuilleter et discuter."

Et pour lire de la poésie.

Braedan Houtman, auteur d'un premier livre, dans la librairie De Stiil à Montréal. PHOTO DE DAVE SIDAWAY /Montreal Gazette.

Houtman, qui a déménagé ici de l'île de Vancouver il y a deux ans, a publié son premier volume de poésie, une sorte d'appréciation à sa nouvelle maison, Verses from Montréal.

"Par chance, je suis arrivé ici un an avant le lockdown et j'ai pu vivre toutes les belles choses de la ville et j'ai pu rassembler ces pensées dans mon livre lorsque la ville a été verrouillée ", dit Houtman, 25 ans. "Aude est la meilleure vendeuse de mon livre, alors je voulais lui montrer ma gratitude en l'aidant quand je le pouvais".


Houtman récite un extrait de son poème sur le changement des saisons avec ce passage plein d'espoir :
"Le printemps ! Bonjour ! Nous nous rencontrons à nouveau !
Oui, s'il vous plaît, oh, entrez ...
Et dis-moi, printemps, comment vas-tu ?
Tu viens ici toute seule ?
Chaque année, nous sommes tous ici,
attendons de deviner ou de savoir."
J'attends toujours. Il neige actuellement dehors en cette froide et sinistre journée de printemps.

Bienvenue à Montréal.
bbrownstein@postmedia.com
twitter.com/billbrownstein